Les Fêtes
Je vous ai toujours voué un culte ambigu.
Gamine, je vous aimais. En entier : la messe de 18h le 24, la dinde dans le four, l'attente avec frangins 1 et 2, frangine et grand-mère 1 dans la chambre du haut, les trois coups du Père Noel invisible, la découverte des cadeaux, le repas. Les kinders de grand-mère 2, les truffes de Marie-Claire, l'accordéon de grand-père 2, la flûte de Marcel.
Puis, j'ai commencé à nourrir à votre égard une méfiance à mesure que ma sensibilité et ma perception s'affûtaient.
Jusqu'à vous boycotter pendant deux ans, vous et ceux qui y participaient.
Depuis je renoue gentiment avec vous, sans pression, sans passion. Avec du plaisir mêlé, de la mélancolie sans excès. L'adultie?
Le cru 2013 n'a pas dérogé à la règle. Contente de retrouver les parents, frangins 1 et 2, frangine dans la maison familiale. Contente et stressée. Car vous être stressants, mon dieu, que vous êtes stressants. Avant, je ne me rendais pas compte de toute cette anxiété, fébrilité, émotivité familiale. Normal : je baignais dedans. Aujourd'hui je comprends à quel point celle-ci est "spéciale". Ce qu'il y a derrière. Chez toi Papa, et chez toi Maman. A quel point elle fut fondatrice, pourquoi j'ai dû lutter contre des démons puissants pendant longtemps. Et comment m'en protéger, moi l'éponge ultraabsorbante et dépourvue de scotchbrite. Enfin, m'en protéger, relativement. J'ai toujours un peu besoin de tamponner l'éponge d'alcool et de nourriture pour étouffer, endiguer, compenser, toute cette fébrilité ambiante.
L'apéro à la maison de retraite
Grand-mère 1 a toute sa tête et même plus. Elle me fout la misère aux mots croisés de Michel Laclos. Et par respect, ou gentillesse, elle me demande toujours de l'aider à trouver le dernier mot sur lequel elle butte pour pouvoir finir sa grille. 10 ans qu'elle procède ainsi. Je n'ai jamais trouvé une seule fois. Elle les a toujours terminées seule, ses grilles. Elle est maline, perspicace, émotive et anxieuse, généreuse. Elle s'est à peu près faite aux euros même si les chèques de Noel ont suivi l'inflation. Et elle kiffe Docteur House. Mais l'arthrose généralisée et les douleurs à la hanche la rendent dépendante. Donc depuis 3 ans, bim, maison de retraite. Un hors sujet complet pour elle. Elle y a passé la première année en colère. Maintenant, elle s'adapte. Elle s'adapte, putain. Je comprends pas comment elle fait : elle est la seule lucide de la Maison. Toutes les autres grands-mères et les autres grands-pères sont séniles, Alzheimer, automates somnambules. Elle a en tout et pour tout une nana ou deux avec qui elle peut parler. A table, ils lui font tourner le dos aux gâteux, pour pas que ça la démoralise trop.
Du coup, elle passe son temps à recadrer les aide-soignantes qui par réflexe lui hurlent leurs directives condescendantes avec ce ton reconnaissable entre tous de "Je te parle comme à un gamin. Sans te regarder. Tu es un objet parmi d'autres. Tu es mon métier. Tu n'as plus d'âme, de tête, ou de corps. Obéis gentiment, bouffe tes pilules, merci."
Oui, mais elles sont débordées, plaide ma mère, qui tente de trouver des justifications aux humiliations ponctuelles (genre oublier ma grand-mère 5 heures sur son montauban, aka son WC duquel elle ne peut pas s'extraire seule).
Donc, un mouroir en demi-teintes. Camouflé sous des activités ludiques et colorées. Découpage, atelier création de crèche, peinture, fabrication de napperons. Quoi de plus triste que les tentatives de rendre la chose acceptable, de la masquer avec du maquillage. Les aide-soignantes y prennent-elle du plaisir? Vu de l'extérieur, ça sent l'activité "parce qu'il faut bien faire quelque chose". Pour rassurer les familles qu'on s'occupe bien de leurs ancêtres? Pour leur faire croire qu'on les estime? En tous les cas, c'est fait avec métier.
On arrive avec mon père, ma mère, frangin 2 et frangine sur les coups de 17h30, lui faire le coup de l'apéro de Noel comme on fait depuis 3 ans. En gros, on débarque dans sa chambre endimanchés et parfumés, avec une petite bouteille. On s'échange les cadeaux, on se fait des bisous, on blablate, et elle dévore les huîtres que mon père lui ouvre, avec le pain beurre et le citron. A demi assise sur son lit, avec nous assis au bord du lit ou debout à côté. C'est plutôt cool et sympa, tout en étant forcément un peu triste.
Cette année, 17h30, on toque, ma mère ouvre la porte et le temps s'arrête - ma grand-mère assise sur son montauban, devant la télé.
Les aide-soignantes étaient prévenues de l'heure de notre arrivée, mais ma grand-mère est toujours sur le trône. Gêne des deux côtés, on dit qu'on va patienter dans le couloir, ma mère prévient une aide-soignante qui passe. Qui lui répond en hurlant, de loin "oui Madame Thomas, on sait, on s'en occupe" d'un ton agressif. On est donc là, Papa, Maman, Frangin 2, Frangine et moi, au fond du couloir, assis près d'une table décorée d'une guirlande, à attendre qu'une aide-soignante vienne s'occuper de grand-mère. Tout le monde fait la tronche. Autant par tristesse du choc de l'avoir "vue" en position de dépendance, sur ses "WC", que par la réponse vraiment déplacée de l'aide-soignante. Oui mais elle est débordée, dit ma mère. Approuvée par mon père. La vie de notre grand-mère lui échappe, nous échappe aussi. Quelqu'un essaie une vanne. J'ai envie de chialer ou de frapper l'aide-soignante, ou les deux.
On finit par rentrer dans la chambre après avoir dû en plus remercier l'aide-soignante (oui, elle est débordée, oui, elle fait sans doute de son mieux) -j'espère que ça va pas sentir, dit mon père. La particularité de mes parents, c'est de faire semblant que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes donc ça positive dans tous les sens, à tort et à travers, en cherchant les aspects positifs de la situation tandis que ma grand-mère plisse le front de douleur à cause de l'arthrose -le dernier cachet remonte à midi, le prochain est imminent.
Je la trouve moins en forme que d'habitude, la faute au cachet sans doute. Elle a l'air de douiller quand même avec son arthrose. Ma mère se fera un devoir de nuancer ma remarque au retour (non, pas plus que d'habitude - tu sais c'est normal - elle est un peu douillette- et autres conneries du genre) et moi de l'envoyer bouler parce que la politique du déni, j'y crois plus depuis longtemps.
*Politique du déni, spécialité familiale trouvant ses racines et sa justification dans la pudeur et la peur de la souffrance (un truc comme : "Si je dis que ça va bien, que c'est pas si grave, j'aurai moins mal que si je dis putain, je suis triste de voir X souffrir comme ça. Si je commence à dire la vérité, ça va me faire chialer, c'est sûr. Donc déni.")
Bref, mon père ouvre les huîtres sur la petite tablette du lit, tout le monde parle à ma grand-mère en même temps, mes parents n'arrêtent pas de parler, de parler de choses rassurantes. Avec un ton pas rassuré. Voire complètement stressé. Ca donne un gros bordel au final, ma grand-mère s'étouffant à moitié avec ses huîtres tandis que ma mère assène des "tu as le temps, prends ton temps maman" d'une façon tellement speed qu'elle annule fissa la teneur du discours.
Huîtres avalées, ménage de la mini table effectué, Frangin 1 décide de prendre des photos. On s'accroupit à côté du lit ou on s'assoit dessus, ma grand-mère esquisse de vagues sourires un peu forcés. Rapprochez-vous de grand-mère, je vous ai pas dans le cadre - on s'exécute. Ma main se retrouve sur le lit, tout près de celle de ma grand-mère. Elle me l'attrape, et elle serre fort. Gros coup au coeur. Y a de la fébrilité et de l'émotion dans cette main, de la peur aussi. On dirait qu'elle me dit help. J'ai toujours été la préférée, (en tant qu'aînée des petits-enfants j'imagine) et j'ai un contact un peu privilégié avec elle (disons, par rapport aux autres frangins). Je constate que je ne retire pas la mienne, (ce que j'aurais sans doute fait il y a quelques années, par peur de l'émotion qui monte) et je serre à mon tour. Peut-être le seul moment authentique de cette soirée, je me dis.
Ma grand-mère nous remercie d'être venus, "hein, merci beaucoup, hein". Je n'arrive pas à savoir si elle le pense vraiment. Si elle a pu apprécier ce moment complètement speed et bordélique ou si elle cherche à nous faire plaisir. Ca me donne encore envie de chialer.
On sort de l'établissement, on rentre dans la voiture.
Oh, elle a aimé hein ! Tu as vu comme elle a dévoré ses huîtres ! Positive ma mère en surjouant. Approuvée par mon père. Frangin 2, Frangine et moi, on dit plus rien.
Ma mère commence à développer la thèse un peu discutable selon laquelle, si appétit et gourmandise il y a, c'est que tout va bien. Un ou deux d'entre nous acquieçe mollement.
Voilà. On est allés prendre l'apéro à la Maison de Retraite.
La soirée de Noel
Elle était plutôt cool. Mon père a sorti les grands crus, on a oublié grand-mère, on s'est régalés, on étaient ivres tous les 5 de cèpes et de Bourgogne, on a parlé de sujets de fond pour une fois. On a bien ri aussi. On a fini à l'Armagnac, en regardant ma mère tenter d'attraper son nez avec sa main passée sous la jambe, condition pour avoir le droit audit Armagnac. C'était drôle, parce que ma mère est élégante et juvénile, et mon père littéraire et strict.
Du rire et de la mélancolie. De l'amour bien exprimé et de l'amour mal exprimé. La famille quoi. Les fêtes.