La tactique du crabe
Aujourd'hui se devait d'être un jour nouveau.
Hier et avant-hier furent dignes de ma grande époque du Sabotage : un projet de colocation qui tombe à l'eau, on gamberge, on déprime; pas de cap, une météo pourrie; tout dans l'univers s'accorda à me jeter dans mon travers préféré - l'excès de nourriture. Pendant deux longs jours. Et il n'a pas fallu me le dire deux fois. Je l'écoute, l'univers, moi. Ce matin donc, tel l'alcoolique après sa gueule de bois, je faisais froidement mes comptes. Total HT : Culpabilité. Total TTC : Culpabilité + 1kg à vue de nez. Difficilement résorbable donc, à moins d'impostures intellectuelles qui effaroucheraient ma mauvaise foi de Sophiste en personne.
Il fallait donc faire quelque chose de nouveau.
L'idée du test VMA me trottait dans la tête depuis quelques mois. C'aurait été tout à fait nouveau donc parfait, me direz-vous. Mais relativement frustrant sur le plan endorphinique (en gros, il s'agit de courir, après échauffement de 20 minutes, 6 minutes à fond. Et-puis-c'est-tout). Or, j'avais un gros besoin desdites hormones. Classiquement, je serais allée faire une sortie longue et lente à jeun, type 20km-2h. Mais voilà, je commence à me lasser un peu de ce genre de sortie que j'effectue une fois par semaine et tout le monde sait que le classique ne fonctionne pas dans les phases critiques.
Pendant ce temps, captain CAP me distillait ses encouragements sous forme d'insultes en tout genre, penchant, vous l'imaginez bien, pour la séance VMA, avec l'once de sadisme délicieux qu'on lui connaît.
Une idée lumineuse et sournoise me vint. J'allais tester et inventer, peut-être pour la première fois au monde, la séance VM-Longue.
Je commence par courir 5.78km pour m'échauffer. (En 32'34). C'est précis, c'est la distance qu'il me fallait pour rejoindre le stade d'athlé que je visais. Je m'emploie donc, sous une pluie continue, avec mes trois couches de vêtements (1 manches longues 1 veste 1 kway), mon foulard et mes gants, à rejoindre ledit lieu, que je vais découvrir pour la première fois.
J'arrive trempée et boueuse, le stade est vide, mais ouvert. Bien. Je voulais être seule face à moi-même, l'univers a été compréhensif.
Je fais donc le fameux test VMA des 6 minutes, sans être complètement à fond vu que je veux courir encore derrière, mais pas en trottinant non plus. C'est marrant, le tartan, ça change. Bon donc je cours plus vite que d'habitude, sans sprinter pour pas devoir m'arrêter au bout du 1er tour, puis le 6min s'affiche sur ma montre et je m'arrête docilement. Ca dit 1,39km en 6 minutes 01. J'ai fait environ 3 tours et demi (enfin, et tiers, je crois). Je crois que ça fait une VMA pas terrible, mais c'est pas trop grave, parce que je suis déjà au courant qu'elle n'est pas élevée (c'est surtout mon indice d'endurance qui est fort) et puis je ne l'ai pas fait à 100%. Je ne crache pas mes poumons. Je ne suis pas dégoûtée. A retenter donc un jour sans pluie et vent, un jour sans chocolat à éliminer, un jour consacré, quoi.
En attendant j'ai déployé ma stratégie habituelle : le louvoiement. J'ai un objectif : plutôt que de l'attaquer frontalement, je préfère louvoyer autour, lui voler un baiser léger, l'aborder par en-dessous, le frôler sur les côtés, effleurer ses flancs du bout des doigts, pour apprendre à le connaître et à l'apprivoiser. Avant de lui défoncer sa race au moment où il ne s'y attend plus. C'est vicieux, un peu lâche. Bon, pour être honnête, je crois que c'est surtout une stratégie de trouillarde.
Ensuite je suis donc rentrée, sur 11.59 km, en 1h08.
Soit 18.16 km au total. Et voilà ! Une sortie longue et un test VMA ! Je déposerai le brevet, ne vous inquiétez pas.
Le crabe est surtout connu à partir de la Renaissance comme illustration de la devise Festina lente, adage latin signifiant « Hâte-toi lentement ». Un oxymore, donc, qui aété la devise de nombreux personnages ou familles : l'empereur Auguste, les Médicis. C'était aussi la devise de l'entreprise d'horlogerie suisse qui a donné naissance à la marque Festina. (Ma technique de crabe fait ainsi de moi une future grosse grimpeuse, ndlr). Boileau applique cet adage au travail de l'écrivain :
Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
Polissez-le sans cesse et le repolissez.
(Art poétique, I, 171-173.)
Quant à La Fontaine, il dit de la tortue, dans la fable bien connue :
Elle se hâte avec lenteur.